Il ne savait

pas conduire – on ne le lui avait pas appris en prison – mais il savait faire du vélo. Le 4 juillet, jour où Larry Underwood découvrit que Rita Blakemoor était morte dans son sommeil des suites d’une overdose, La Poubelle trouva une bicyclette dix vitesses et se mit en route. Au début, sa progression fut lente, car son bras gauche ne lui servait pas à grand-chose. Ce premier jour, il tomba deux fois, l’une d’elles en plein sur sa brûlure qui lui fit atrocement mal. La plaie suppurait abondamment sous l’épaisse couche de vaseline. L’odeur était horrible. De temps en temps, il pensait à la gangrène, mais jamais bien longtemps. Il décida donc de mélanger la vaseline avec une pommade antiseptique.

Si cette pâte liquide, laiteuse et visqueuse qui ressemblait à du sperme ne le soulageait pas, du moins elle ne lui ferait certainement pas de mal.

Peu à peu, il apprit à rouler pratiquement d’une seule main. Le pays était plus plat et, la plupart du temps, la bicyclette filait bon train, sans trop zigzaguer. Il avançait donc à bonne allure, malgré sa brûlure et la morphine qui lui vidait la tête. Il buvait des litres et des litres d’eau, mangeait prodigieusement. Et il réfléchissait aux paroles de l’homme noir : « Tu seras le grand maître de mon artillerie.

Tu es l’homme que je veux. » Douces paroles – quelqu’un avait-il jamais voulu de lui auparavant ? Et les mots défilaient sans cesse dans sa tête tandis qu’il pédalait sous le soleil de plomb. Et il se mit à chantonner un petit air, Down to the Nightclub. Les paroles (« Cibola ! Tam-tam boum ! ») ne lui vinrent que plus tard. Il n’était pas alors aussi fou qu’il allait le devenir, mais il faisait des progrès. Le 8 juillet, jour où Nick Andros et Tom Cullen virent des bisons en train de brouter, dans le Kansas, La Poubelle traversa le Mississippi. Il était maintenant en Iowa.

Le 14, jour où Larry Underwood se réveilla près de la grande maison blanche dans l’est du New Hampshire, La Poubelle traversa le Missouri au nord de Council Bluffs et entra dans le Nebraska. Il avait partiellement retrouvé l’usage de sa main gauche et les muscles de ses jambes s’étaient endurcis. Il poursuivait sa route sans relâche, car le temps pressait, pressait.

Ce fut sur la rive ouest du Missouri que La Poubelle sentit pour la première fois que Dieu Lui-même pouvait s’interposer entre La Poubelle et sa destinée. Quelque chose n’allait pas dans le Nebraska quelque chose n’allait pas du tout. Quelque chose qui lui faisait peur. Le paysage était à peu près le même que celui de l’Iowa… mais ce n’était pourtant pas la même chose. L’homme noir l’avait visité en rêve toutes les nuits précédentes, mais dès que La Poubelle avait franchi la frontière du Nebraska, il n’était plus venu.

Au lieu de lui, il s’était mis à rêver d’une vieille femme. Dans ces rêves, il était à plat ventre dans un champ de maïs, presque paralysé par la peur et la haine. C’était le matin, un beau matin. Il entendait des corneilles croasser. Devant lui s’étendait un écran de feuilles de maïs, larges et tranchantes comme des épées. Malgré lui, il écartait les feuilles d’une main tremblante pour regarder à travers. Il voyait une vieille maison au milieu d’une clairière. La maison était posée sur des parpaings, ou peut-être des vérins. Un pneu se balançait sous un pommier, au bout d’une corde. Et, assise sur la véranda, une vieille Noire jouait de la guitare et chantait un vieux spiritual d’autrefois. Le cantique variait d’un rêve à l’autre, mais La Poubelle les savait presque tous, car il avait autrefois connu une femme, la mère d’un garçon qui s’appelait Donald Elbert, une femme qui chantait ces mêmes cantiques en faisant le ménage.

Ce rêve était un cauchemar, mais pas simplement parce que quelque chose d’horrible se produisait vers la fin. Au début, on aurait cru qu’il n’y avait rien d’effrayant dans tout ce rêve. Le maïs ?

Le ciel bleu ? La vieille femme ? Le pneu qui se balançait sous l’arbre ?

Que pouvait-il y avoir de terrifiant là-dedans ? Les vieilles femmes ne lancent pas de pierres, elles ne vous insultent pas, surtout pas les vieilles dames qui chantent des spirituals comme In That Great Getting-Up Morning et Bye-and-Bye, Sweet Lord, Bye-and-Bye. C’était les Carley Yates du monde qui lançaient des pierres.

Mais bien avant que le rêve ne finisse, il se trouvait paralysé par la terreur, comme si ce n’était pas du tout une vieille femme qu’il épiait à travers les feuilles de mais, mais un secret, une lumière à peine cachée, prête à tout illuminer autour d’elle, à tout illuminer avec une telle force que les flammes des réservoirs de Gary ne seraient plus que celles de petites bougies agitées par le vent – une lumière si vive qu’elle réduirait ses yeux en cendres. Et pendant cette partie de son rêve, il ne pensait qu’à une seule chose : Je vous en prie, écartez-la de moi, je ne veux rien savoir de cette vieille peau, oh je vous en prie, oh je vous en prie, faites-moi sortir du Nebraska !

Puis le cantique qu’elle chantait s’arrêtait sur une note discordante, métallique. Elle regardait droit vers l’endroit d’où il l’observait, caché derrière l’épais treillis des feuilles. Son visage était vieux, sillonné de rides, ses cheveux si clairsemés qu’on voyait son crâne brun, mais ses yeux brillaient comme des diamants, remplis de cette lumière qui le terrorisait.

D’une voix fêlée mais forte, elle criait alors : Des belettes dans le maïs ! et il sentait le changement se produire, il se regardait, et il voyait qu’il était devenu une belette, une petite chose au pelage soyeux, brunâtre, presque noir, son nez s’allongeait en un museau pointu, ses yeux fondaient pour n’être plus que deux perles noires, ses doigts se transformaient en griffes. Il était devenu belette, chose nocturne qui s’attaque lâchement aux petits et aux faibles.

Il hurlait, et son hurlement finissait par l’éveiller, trempé de sueur, les yeux sortis de leurs orbites. Ses mains couraient sur son corps pour s’assurer que ses organes d’humain étaient encore bien là. À la fin de cette fouille panique, il se prenait la tête, pour voir si elle était toujours une tête humaine, et non cette chose longue, fine et poilue, en forme de balle de fusil.

Au Nebraska, poussé par la terreur qui lui donnait des ailes, il franchit près de six cent cinquante kilomètres en trois jours. Il entra au Colorado près de Julesburg et le cauchemar commença à s’estomper comme une vieille photo dont les teintes sépia fanent à la lumière.

(Mère Abigaël se réveilla dans la nuit du 15 juillet – peu après le passage de La Poubelle au nord de Hemingford Home – envahie par un grand frisson de terreur et de pitié ; pitié pour celui ou cette chose qu’elle ne connaissait pas. Elle crut avoir rêvé à son petit-fils Anders, tué idiotement dans un accident de chasse à l’âge de six ans.) Le 18 juillet, au sud-ouest de Sterling, Colorado encore à quelques kilomètres de Brush, il avait rencontré le Kid.

le fléau
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